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Organisateur
Gouvernance, Démocratie et Droits Humains
Lieu
Safi
Date
2011-06-02

Suite aux nouvelles faisant état de la mort de Kamal Ammari, survenue le jeudi 2 juin 2011, et des l’agression dont il a été victime suite à l’intervention des forces de l’ordre pour disperser les manifestants sur le 29 mai 2011 dans la ville de Safi, le « Médiateur pour la Démocratie et les Droits de l’homme », l’« Observatoire Marocain des libertés publiques » ont décidé d’envoyer une mission d’enquête, dans le cadre de leur action commune en matière de défense des libertés.

I- De la décision d’enquêter

Les deux instances ont publié par la suite un communiqué dans lequel elles ont présenté leurs condoléances à la famille du défunt et fait état de leur décision d’enquêter. Le ministère de l’Intérieur, en la personne du ministre, a immédiatement été informé de cette décision associée à une demande pour faciliter le travail de la mission en lui permettant de rencontrer les représentants des autorités publiques à Safi.

La mission, dont la phase d’enquête a duré trois jours (4, 5 et 6 juin 2011), était composée de : Mme Khadija Marouazi, M. Kamal Lahbib, Me Hassan Semlali et M. Youssef Ghouirgate.

II- De la méthodologie de travail

Pour les besoins de l’enquête, la mission a adopté une méthodologique de travail consistant à écouter, de manière individuelle, bilatérale et collective, les différentes parties censées aider, par leur témoignage, à comprendre ce qui s’est passé. Etant donné le rapport établi entre ce qui est survenu à Kamal Ammari et les actes d’agression et de violence contre les manifestations du dimanche 29 mai dernier, il était nécessaire d’élargir la base des audiences en rapport avec les deux faits. C’est ainsi qu’ont été recueillis les témoignages des représentants des autorités publiques, à savoir : 

  • Le procureur général du Roi près la Cour d’appel ; 
  • Le Wali de la région de Doukkala-Abda ; 
  • Le Délégué régional du ministère de la Santé ;

Parallèlement, ont été entendu : 

  • Des membres de la famille du défunt ; 
  • Les personnes qui ont été témoins de l’agression sur Kamal Ammari ; 
  • Un échantillon des victimes d’agression, d’enlèvement et de séquestration ; 
  • Un échantillon de militants civils, politiques et syndicaux locaux ; 
  • Un échantillon aléatoire de citoyens vivant à proximité des quartiers qui ont été le théâtre de l’agression.

Par ailleurs, l’équipe d’enquête s’est rendue dans les quartiers périphériques de Safi pour y auditionner certains témoins et victimes.

  • Dans une phase ultérieure, le bilan des audiences a servi de base pour le recoupement des différentes thèses et de matière d’extrapolation des différentes déclarations et dépositions.
  • Parallèlement, des contacts ont été entrepris avec toutes ces parties pour permettre à la mission d’accéder aux documents écrits, aux données visuelles et aux différents supports en rapport avec le cas d’espèce, son contexte et ses répercussions.
  • Dans la même veine, la mission d’enquête fait état du refus du Préfet de police de la recevoir en audience, bien qu’il ait été contacté par téléphone et bien que la mission se soit déplacée à la Préfecture de police et ait tenté de le contacter par différents moyens aux fins de recueillir son témoignage concernant les données en rapport avec la gestion sécuritaire locale.

La mission voudrait attirer l’attention sur le fait qu’elle n’a été contactée, grâce à certaines médiations, pour rencontrer le Préfet de police, que le lundi 6 juin à 19h30, lorsque la mission était à 60 km de Safi, en route vers Rabat.

III- Conclusions

1- Concernant la mort de Kamal Ammari :

Vu le recoupement des différents témoignages, documents et supports ;

Vu les résultats préliminaires de l’autopsie, rendus publics à travers le communiqué du Procureur général du roi 2 - en attendant la diffusion du rapport détaillé des résultats de l’autopsie - lequel communiqué affirme que :

« Le décès est dû à une pneumopathie extensive avec anoxie cérébrale. Cette pneumopathie a aggravé les effets d’un traumatisme thoracique non compliqué et habituellement bénin et a entraîné la mort en l’absence d’un traitement précoce et adéquat ».

Vu que la mission, à travers l’un de ses membres, a porté constatation sur le corps du défunt à la morgue de l’hôpital Mohammed V, et que le dit membre de la mission a fait mention de traces d’ecchymoses, de blessures et de coups sur différentes parties du corps, en particulier au niveau du dos, de la tête et du membre inférieur ;

Vu que le communiqué du procureur général du Roi a été soumis à un expert international en médecine légale ;

Vu les résultats de l’extrapolation des différentes dépositions faites au sujet de l’agression et ses répercussions, la conviction s’est développée chez la mission d’enquête concernant ce qui suit :

  • L’agression et la violence injustifiées dont Kamal Ammari a été victime de la part des agents de police, le dimanche 29 mai, ont été la cause directe de la détérioration de son état de santé, ce qui a engendré sa mort survenue le jeudi 2 juin. Des responsabilités particulières es et générales en sont établies en matière de gestion sécuritaire aux niveaux provincial et national ;
  • Le fait que le défunt Kamal Ammari ait redouté de se rendre à l’hôpital de peur d’y être éventuellement arrêté est justifié, comme en témoignent les images d’agents de la police postés aux entrées de l’hôpital. Le recoupement des différents témoignages à cet égard corroborent également ces craintes. Ceci pose une problématique éthique et juridique pour les parties qui ont détourné les hôpitaux de leur fonction thérapeutique initiale pour en faire des espaces d’intimidation, de terreur et d’arrestation, ou pour les parties concernées et compétentes qui ont accepté ces dépassements dangereux sans en faire état ;
  • La lenteur des services de santé aux urgences de l’hôpital Mohammed V soulève, d’une part, les défaillances au niveau des services fournis et des misions initialement dévolues aux urgences, et d’autre part, la nature des équipements et matériels en panne (Scanner) et ce qui en découle en termes d’absence de diagnostic rapide, en particulier pour les cas critiques. De même, cet état de fait pose le problème de l’existence ou non de systèmes de contrôle et de reddition des comptes aux niveaux local et central dans le secteur de la santé ;
  • S’il est vrai que la mission a acquis la certitude que ce sont en particulier les jeunes du mouvement « Justice et Bienfaisance » - en l’occurrence l’une des composantes du mouvement du 20 février- qui ont subi, le 29 mai, la plus grande partie des agressions et violences excessives et fait l’objet de traitements cruels, humiliants et dégradants, la mission, en revanche, n’a pas réuni de preuves ou d’indices pouvant établir que Kamal Ammari a été ciblé en tant que membre dudit groupe. Ce qui permet d’avancer que Kamal Ammari a été agressé en tant que manifestant parmi les manifestants du 29 mai ;
  • La prestation des institutions médiatiques officielles en rapport avec la nouvelle de la mort de Kamal Ammari n’a pas respecté les normes professionnelles et objectives en la matière, dans la mesure où elles ont anticipé les résultats du rapport médical, seul officiellement habilité à déterminer les causes de la mort.

2- Concernant l’agression contre les manifestants le 29 mai et ses implications :

S’agissant de l’agression dont ont été victimes les manifestants le 29 mai et ses implications, la mission d’enquête a établi la conviction concernant ce qui suit :

  • Il y a eu recours excessif et disproportionné à la force pour disperser les manifestants, le dimanche à partir de 16h45, et la dispersion des manifestants ne s’est pas faite conformément à la loi. En effet, alors que le mégaphone a été utilisé et que lecture a été donnée du contenu de l’article de loi sur les modalités de dispersion au point de départ des manifestations au niveau du quartier Kaouki, le recours direct à la violence a été constaté dans les quartiers Sania et ElKours. Par ailleurs, le respect des dispositions de la loi 3 au niveau du quartier Kaouki a été une simple formalité, puisque il y eut immédiatement recours à l’usage de la force contre les manifestants et les non manifestants ;
  • L’usage de la force et de la violence lors de la dispersion des manifestations du 29 mai n’était pas justifié, étant donné le caractère pacifique de celle-ci ; il s’agit là d’une tendance qui s’est confirmée lors des manifestations précédentes au cours desquelles la propriété privée ou publique n’a subi aucun préjudice ;
  • Le fait que certains membres de la coordination du 20 février à Safi ont été victimes d’enlèvement et de détention aux points de départ supposés des manifestations de protestation au niveau des trois quartiers ; le fait qu’ils aient été détenus dans des voitures officielles et non officielles qui ont roulé dans différentes directions sur une distance de plus de 40 km ; le fait que les différents témoignages ont unanimement confirmé que ces personnes ont subi les mêmes formes de violence et de torture et des formes de traitements humiliants et dégradants ; et le fait que le recoupement des ces différents témoignages aboutit au même constat, ceci a développé chez la mission d’enquête la forte conviction quant au caractère systématique de la répression dont été victimes les jeunes du 20 février à Safi, de même que s’est constituée chez la mission la conviction que si en général les jeunes visés par la violence policière sont issus de courants politiques et civils divers, ceux parmi eux appartenant au groupe « Justice et Bienfaisance » étaient particulièrement visés ;
  • Le niveau de violence, de torture et de mauvais traitements subis par les personnes enlevées et détenues le 29 mai, atteste l’existence d’instructions prescrivant de tels traitements. Ceci a été confirmé par la coordination et la communication établies entre les responsables sécuritaire dans différents points ainsi qu’au bord des trois voitures utilisées conjointement dans les arrestations. Cette coordination se faisait à travers les moyens de communication radio (talkie walkie), au vu et au su des victimes arrêtées qui ont subi les mêmes formes de violence et de torture et les mêmes insultes. De plus, la libération des victimes s’est faite de manière coordonnée, puisqu’on a dû attendre les ordres concernant les noms de ceux qui allaient être libérés, selon un ordre qui devait manifestement être respecté ;

Tout ceci exige une réponse sur la relation entre ces instructions et la prise de décision sécuritaire au niveau local, et entre celles-ci et la prise de décision sécuritaire au niveau central. Sommes-nous en face de courants indisciplinés au sein des services de sécurité, échappant à tout contrôle ? Avons-nous affaire à une décision de sécurité claire au niveau de la région, indépendamment de la décision sécuritaire centrale ? Ou s’agit-il d’une relation corrélative et solidaire entre les deux, traçant les contours d’une politique de sécurité générale ayant une vocation régressive au niveau de la gestion sécuritaire des manifestations pacifiques ?

3- Concernant le contexte local de la manifestation :

  • Bien qu’il y ait des indices sur les restrictions imposées à certains individus en rapport avec les manifestations organisées dans le cadre des mouvements du 20 février et du 20 mars, les membres de la mission ont tendance à favoriser le constat que l’insistance à transférer de manière durable les manifestations dans les quartiers populaires et périphériques a constitué un tournant, tant au niveau du débat interne au sein des composantes du mouvement du 20 février pour ou contre cette tendance, qu’au niveau de la position de l’Etat vis-à-vis de ce changement face auquel il a adopté une gestion différente, allant dans le sens de l’interdiction et de l’utilisation de la force contre les manifestants ;
  • Le transfert de la protestation dans les quartiers populaires, comme le révèle le courant appuyant cette tendance au sein des composantes du « 20 février », et qui invoque l’argument de favoriser une meilleure mobilisation dans les quartiers qui n’ont pas encore adhéré comme il se doit aux revendications du mouvement, révèle aussi les craintes du courant redoutant un chaos généralisé et potentiellement incontrolé. Ces craintes trouvent leur fondement dans le fait que ces quartiers (Kaouki, ElKours et Sania) abritent des groupes d’individus ayant des antécédents dans les domaines du trafic de drogue et du crime, en plus de ceux qui ont fait par le passé l’objet d’injustice, de violence et de mécontentement découlant de la gestion sécuritaire de ces quartiers et dossiers, et que l’existence de ces deux groupes dans le même espace, dans un contexte de protestation, peut engendrer une situation où le risque de dérapage serait réel, sous forme d’usage de la violence et ou de recours à la vengeance ;
  • La consécration de la nature pacifique des marches antérieures à celle du 29 mai n’éclipse pas le fait que celles-ci n’ont pas respecté les dispositions légales qui régissent les manifestations dans le cadre du dahir sur les libertés publiques au Maroc. Il est question ici, notamment, de la loi sur les rassemblements publics 4, ou ce que le législateur appelle « les sit-in sur la voie publique », laquelle exige des conditions qui sont l’organisation de la manifestation et la déclaration préalable auprès des autorités administratives et locales.

En conséquence, d’un point de vue juridique, le débat sur l’autorisation ou son absence est biaisé, car du point de vue strict de la loi, l’obligation consiste dans la déclaration préalable, autrement dit la fourniture des renseignements nécessaires, notamment le point de départ de la manifestation, son point de dispersion, l’itinéraire à emprunter ainsi que l’heure et l’objet de la manifestation. Ces éléments indispensables visent selon le législateur à tenir informées les autorités chargées du maintien de l’ordre afin de leur permettre de prendre toutes les mesures de sécurité pour garantir l’exercice du droit de manifester, tel qu’il est stipulé dans la loi sur les libertés publiques. Cette déclaration doit être remise aux autorités locales au moins trois jours francs à l’avance. Aussi, ne s’agit-il pas ici (comme on a tendance à le croire) d’une demande d’autorisation à déposer par les organisateurs. Il n’est pas question non plus (comme il est véhiculé par le discours de l’autorité locale) d’une interdiction pour non dépôt de demande d’autorisation. En réalité, la loi dans sa lettre et dans son esprit, n’exige que la déclaration, laquelle permet de prendre les mesures à même de garantir l’exercice de ces libertés dans les meilleures conditions.

  • L’exclusion sociale vécue par de larges catégories de citoyens et de citoyennes de Safi, associée à l’exclusion économique dont souffre cette ville maintenue à l’écart des grands projets stratégiques lancés dans le pays, accentuent la tension et la frustration au sein de ces catégories ainsi qu’au sein même des élites de la ville qui ne cachent pas leur mécontentement de la politique publique envers leur ville. Par ailleurs, les problèmes cumulés et hérités sur le plan de la gestion locale révèlent des défaillances profondes en rapport avec la corruption électorale, la mauvaise gestion et l’absence de bonne gouvernance.

IV. Recommandations

Se basant sur les circonstances de l’agression contre Kamal Ammari et de son décès, l’agression et la violence pratiquées contre les manifestants et les non manifestants et les faits en rapport avec l’enlèvement, la détention et la torture dont ont été victimes des membres de la coordination locale du 20 février et d’autres mouvements connexes ;

Se référant au contexte local de la ville, marqué par des défaillances et des déséquilibres au niveau de la gouvernance ;

Les membres de la mission d’enquête, mise sur pied par « le Médiateur pour la Démocratie et les Droits de l’homme » et « l’Observatoire marocain des libertés publiques », formulent les recommandations suivantes :

Premièrement : concernant la détermination des responsabilités :

  1. Œuvrer à faire toute la lumière sur les circonstances réelles de la mort de Kamal Ammari et déterminer les responsabilités en conséquence, et veiller à prendre toutes les mesures, notamment judiciaires, pour demander des comptes aux auteurs des agressions dont il a été victime, l’objectif étant de mettre fin à l’impunité ;
  2. Faire en sorte que le ministère public ordonne, dans les plus brefs délais, une enquête approfondie sur les témoignages de toutes les personnes qui ont été victimes d’agression, de torture, d’enlèvement et de séquestration le 29 mai 2011, en veillant à lancer des poursuites contre les personnes impliquées dans de tels actes ;
  3. Ouvrir une enquête pour déterminer les responsabilités concernant la « prise de décision sécuritaire aux différents niveaux », en rapport avec l’utilisation excessive de la force et les éléments associés, tels que l’agression, l’enlèvement, la séquestration, la torture et les traitements humiliants et dégradants ; et prendre toutes les mesures nécessaires concernant les abus et les violations perpétrées ;
  4. Œuvrer à enquêter sur les pratiques que connaissent les hôpitaux au cours d’événements similaires, lorsque ces établissements sont détournés de leur fonction initiale pour servir d’espaces d’arrestation.

Deuxièmement : concernant la création et l’activation de mécanismes de dialogue :

  1. Œuvrer à élaborer des mécanismes institutionnels ou parallèles de dialogue national sur le droit de manifester, et construire les consensus entre les différentes parties concernées de manière à consolider les acquis en matière de libertés publiques et consacrer leur gestion pacifique, dans le cadre du respect de la loi et de sa bonne application dans toutes les circonstances et tous les cas d’espèce ;
  2. Souligner la nécessité pour l’Etat d’établir les mécanismes de dialogue appropriés et adopter le dialogue comme seul moyen pour gérer, de manière pacifique, les divergences et les conflits avec les différents acteurs politiques et de la société civile au sein des courants qui ont été la cible principale d’agressions et de violences ; et rompre avec la politique d’exclusion fondée sur des justifications dont le Maroc a, par le passé, subi les résultats et payé le prix, tant il est vrai que le dialogue est la seule option qui puisse favoriser la construction des consensus entre les différents acteurs ;
  3. Ouvrir les médias publics à tous les courants et toutes les sensibilités pour débattre des différentes questions de façon permanente et continue.
  4. Œuvrer à mettre en place le mécanisme approprié, aux niveaux central et local, pour le contrôle et la responsabilisation en matière de gestion et de gouvernance locales, et revoir la politique d’exclusion et de marginalisation dont est victime la ville de Safi, en veillant à accélérer son intégration dans les différents pôles économiques, sur la base de ses atouts et ses ressources naturelles et humaines.